Printemptation ScoreCet article a pour origine un challenge Guitar Live sur ma composition « Printemptation » de l’album @-quartet. Il s’agissait d’un défi d’improvisation que certains ont trouvé difficile (en toute honnêteté, il y a de quoi !). Dans cet article, je retranscris quelques conseils dispensés à cette occasion, ainsi que ma vision sur la manière d’approcher des grilles délicates et sur les éléments fondamentaux qui font qu’une improvisation est digne d’écoute. Il s’agit ici surtout des aspects sémantiques de l’improvisation (Cf. l’article Le Langage (naturel) de l’Improvisation). Vous pouvez télécharger la partition de ce morceau en cliquant sur l’image de droite. Vous pouvez également télécharger le morceau lui-même à partir de la page de l’album.

Présentation générale

Printemptation est une composition intéressante du point de vue de l’improvisation, car bien que basée sur des figures harmoniques extrêmement banales dans le Jazz (et en fait dans toute la musique occidentale), elle présente deux difficultés majeures.

La lecture de la grille permet de constater que le morceaux est presque exclusivement construit à partir de II V I, majeurs ou mineurs. Le II V I est effectivement la figure harmonique la plus répandue dans le Jazz, et plus largement, constitue le fondement incontournable de toute la musique occidentale (le fameux principe tension / résolution). Jouer avec cette figure est probablement l’une des premières choses que l’on apprend quand on débute l’improvisation. Alors, si l’occident est si familier du II V I, où se trouvent les difficultés ?

La première difficulté est que le morceaux « bouge beaucoup ». En le dépliant séquentiellement (et en faisant abstraction de la reprise), on peut trouver 11 tonalités qui se succèdent. La deuxième difficulté est qu’en deux endroits, le motif rythmique change brièvement pour passer à 3 temps.

L’approche harmonique

Concernant la progression harmonique: dans la mesure où improviser sur un II V I ne présente pas de difficulté majeure, il est ici plus important de maîtriser les changements de tonalité que les tonalités elles-mêmes. C’est d’ailleurs l’un de mes credo de musicien: ce qui fait la qualité d’une improvisation, ce ne sont pas tant les phrases, que comment elles s’articulent entre elles. Une succession de phrases « correctes » mais sans queue ni tête n’a aucun intérêt. Par contre, un lien logique qui unie les phrases entre elles transforme votre improvisation en une véritable histoire musicale, avec un début, un milieu et une fin, et c’est là que la musicalité existe.

Vous noterez au passage que le thème du morceau lui-même représente bien ce concept: on retrouve presque constamment le motif exprimé dans les 3 premières mesures, mais décliné sous différentes formes, avec des variations subtiles qui contribuent à unifier toutes les tonalités rencontrées, en leur donnant une logique commune...

L’approche rythmique

Concernant les subtilités rythmiques: en général, on est plus habitué aux changements harmoniques que rythmiques dans le travail occidental. Il faudra donc veiller à ne pas se laisser déstabiliser par l’incursion des mesures à 3 temps. D’autre part, l’improvisation doit être suffisamment « en harmonie » avec la progression rythmique, pour que ces mesures à 3 temps ne donnent pas l’impression de tomber comme un cheveux sur la soupe. Quand on écoute le thème, ces mesures ne choquent pas (du moins je l’espère !); elles ont l’air naturelles, et cela doit également être le cas dans l’improvisation. En d’autres termes, ces mesures doivent s’intégrer naturellement dans leur environnement 4/4.

Pour autant, ces mesures sont à 3 temps, et elles doivent être assumées comme telles... Une erreur grossière à ne pas commettre serait par exemple de penser les mesures 13, 14 et 15 (3/3, 3/3 et 2/4) comme deux mesures à 4 temps ! Certes, il y a le compte, mais ce n’est pas du tout le sens musical du morceau...

Harmonie et notion de transition

Après cette présentation générale, il me semble intéressant de détailler un peu plus ma vision personnelle de l’approche harmonique et surtout de la notion de transition, qui est pour moi au coeur du discours improvisé.

Comment apprivoiser l’harmonie d’un morceau

Tout d’abord, ne vous laissez pas trop impressionner par la complexité des accords (au moins dans un premier temps). Sur une partition de Jazz, les enrichissements sont souvent là pour donner une indication quand à l’esprit du thème, et ce parce que le thème est lui même généralement riche sur le plan mélodique.

Les musiciens de Jazz aiment bien enrichir et souvent carrément modifier les accords à leur gré, mais il faut alors faire attention aux accrochages avec la mélodie, quand celle-ci est écrite (et donc en particulier sur les thèmes). Exemple: j’ai un CM7 à jouer, mais je m’ennuie dessus, alors je décide de rajouter une 5b (je le fais souvent ). Mais manque de chance, le musicien qui joue le thème doit faire une quinte juste (ou pire une 5#) au même moment. La, ça accroche. Donc pour éviter ça, on note sur la partition les enrichissements importants parce qu’ils apparaissent dans le thème, et que comme ça, l’accompagnateur évite de prendre trop de libertés. Sur la partition de Printemptation par exemple, vous pouvez constater que j’ai éprouvé le besoin de noter des accords mineurs 7 comme étant en fait des mineurs 7/9. Pas besoin d’avoir fait polytechnique pour savoir que la 9ème se rajoute bien sur un mineur 7, mais je l’ai quand même écrit parce que le thème joue beaucoup dessus. Autre exemple: sur la mesure 7, le Db-7 est noté 11. Pourquoi ? Parce que le thème joue la onzième. C’est donc un enrichissement important.

Après, quand on passe de l’accompagnement d’un thème à l’improvisation, c’est une autre histoire. Chacun fait ce qu’il veut, enrichie, substitue à gogo... c’est tout le jeu du Jazz. Bien sûr, il y a risque d’accrochage, mais le risque fait partie du jeu, et quand il y a une bonne entente entre les musiciens, les idées viennent collectivement. Autrement dit, pour l’improvisation, ne vous cassez pas trop à coller pile poil aux enrichissements; ce n’est pas le but. D’ailleurs, comme l’a déjà fait remarquer l’un des participants, la grille jouée par Guillaume Naud derrière mon chorus ne correspond pas exactement à celle de la partition... mais on s’en fiche. Ce qu’il faut c’est conserver l’idée. Tout cela, c’est encore une fois comme dans une conversation: vous vous rappelez en général de la teneur globale d’une discussion, mais vous vous rappelez rarement des mots exacts qui ont été prononcés. Autrement dit: simplifiez vous la vie dans un premier temps. Voyez essentiellement dans la grille une série de II V I, majeurs ou mineurs, et jouez la dessus. Votre travail devrait donc consister dans un premier temps à les repérer.

Quand un accord est enrichi (mais qu’il est pensé selon un certain mode), il y a deux catégories d’enrichissement: les notes internes au mode et les notes extérieures. Les enrichissements extérieurs sont très importants car ils dénaturent l’accord de départ (ce n’est pas péjoratif). Il faut donc les respecter. Les autres sont par nature évidents, il sont donc totalement passe partout.

Exemple: si vous voyez arriver un C6/9 dans un II V I en C, il n’y a en fait rien de nouveau sous le soleil. Pourquoi ? parce que dans ce II V I, vous jouez du C ionien (do ré mi fa sol la si) et que la sixième et la neuvième font déjà partie du mode. Donc en gros, un C6/9 dans ce contexte, c’est juste un CM7 qui fait le beau. Toutes les notes du mode sont utilisables (entendez: elles ne changent pas l’esprit de l’accord). Exception faite (sinon ce ne serait pas drôle) du fa qui accroche un peu (c’est ce que les anglo-saxons appellent une "avoid note": une note à éviter, ou à jouer que transitoirement). De la même manière, un D-7/9/11 comme deuxième degré dans un II V I, c’est rien d’autre qu’un mineur 7 de base parce que la 9ème et la 11ème font déjà partie du mode.

Par contre, si je vous sors comme tout à l’heure un CM7b5, là ça se complique parce que le Gb ne fait pas partie du mode, donc il change totalement l’esprit de l’harmonie (il est extérieur).

Comment apprivoiser une transition

Et voilà finalement le dernier conseil. C’est un truc que j’utilise personnellement pour travailler les changements de tonalités (rappelez-vous que je considère cela extrêmement important). Entre deux tonalités, il y a ce que j’appelle des points fixes et des points semi-fixes. Les points fixes sont les notes communes aux deux tonalités; les points semi-fixes sont les notes qui bougent d’un demi-ton. Pour maîtriser un changement de tonalité, il faut jouer en priorité sur les points fixes, et ensuite sur les points semi-fixes. Ce sont de véritables liens logiques dans votre discours. Donc quand j’ai du mal avec une transition, je m’écris les modes, je regarde quelles sont les notes communes et je me séquence la transition en ne jouant dessus QUE les points fixes pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils soient complètement digérés.

Dans le fond, l’improvisation est simplement une langue vivante (Cf. l’article Le Langage (naturel) de l’Improvisation) qui a besoin de liens logiques pour que le discours tienne la route. Si je vous dis « Hier, j’étais au supermarché, et Resident Evil, c’est vraiment une grosse daube », vous ne comprendrez pas vraiment pourquoi j’ai dit ça... mais si je vous dis « Hier, j’étais au supermarché et il y avait une affiche de Resident Evil. C’est vraiment une grosse daube ce film ». Là, brusquement, tout s’éclaire. Vous avez expliqué comment vous êtes passés du point A (un supermarché) au point B (un commentaire sur un film). C’est parce que l’affiche est un point fixe: elle appartient à la fois au supermarché et au film. C’est le lien logique entre les deux contextes (tonalités).

Voilà. Et rappelez-vous surtout: Resident Evil, c’est vraiment une grosse daube.